Lincoln au Bardo - George Saunders
- Fayard - 2019 -
- Traduit de l'anglais ( Etats-Unis ) par Pierre Demarty -
Washington, nuit du 25 février 1862. Dans le paisible cimetière de Oak Hill, non loin de la Maison-Blanche, quelque chose se prépare… Un peu plus tôt ce même jour, on a enterré un petit garçon prénommé Willie, qui n’est autre que le fils du Président des États-Unis. Ce soir-là, Abraham Lincoln, dévasté de chagrin, s’échappe de son bureau pour venir se recueillir en secret sur la sépulture de son enfant. Il croit être seul – il ne l’est pas. Bientôt, des voix se font entendre, et voici que jaillit des caveaux tout un peuple d’âmes errantes, prises au piège entre deux mondes, dans une sorte de purgatoire (le fameux Bardo de la tradition tibétaine). L’arrivée du jeune Willie va déclencher parmi eux un immense charivari – une bataille épique, reflet d’outre-tombe de la guerre de Sécession qui, au même moment, menace de déchirer la nation américaine.
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Ce roman là, c'est une aventure littéraire, une expérience par les choix narratifs. Il faut en être conscient et complice, s'adapter à cette narration particulière, dans laquelle je me suis immergée, que j'ai adoré, de forme comme de fond. Sinon, le lecteur reste à la porte, à la porte de ce cimetière.
Ce texte ressemble à ceux du théâtre, il est précisé qui prend la parole, pas au-dessus mais en dessous. Les personnages qui s'expriment ne sont pas présentés, nous les découvrons-reconnaissons au fil des pages. Ils se racontent, c'est-à-dire qu'ils racontent les autres, ce qu'ils voient, ce qu'ils en savent. Ces personnages, c'est le choeur, à la façon du choeur antique, vraiment. C'est le choeur des âmes errantes. Les chapitres sont très courts, comme des scènes.
Ce récit nous parle de deuils, de regrets et de renoncements. On pourrait croire qu'il se ne dit rien alors qu'il se dit tout, tout ce qui fait la vie sous cette narration composée également d'extraits de Mémoires, de correspondances. Ce que nous dit ce roman, c'est le chemin et le temps du deuil ainsi que le chemin et le temps de la mémoire, l'empire et l'emprise de la mémoire intime, du vécu factuel mais surtout émotionnel.
Dans ce roman, nous accompagnons le président Lincoln lors du décès de son jeune fils Willie. Sont racontés la maladie, l'agonie, la mort, l'enterrement. Ces événements sont ceux décrits par les extraits considérés comme historiques ( réels ou fictifs ), par des témoins, dont les propos et opinions divergent parfois.
L'arrivée de Willie perturbe les âmes errantes présentes dans le cimetière, parce qu'un enfant ne doit pas rester, il devrait déjà être parti, ne plus être ici, être ailleurs. Mais l'enfant attend son père qui doit revenir. Alors, les quelques personnages fantômes récurrents tentent de convaincre l'enfant de ne pas attendre, de ne rien attendre. Toutefois, ils sont ambigus, parce que eux, ils veulent rester, eux attendent.
Nous comprenons que ces âmes en souffrance refusent d'admettre leur mort. Ils sont retenus à leur vie, à leur penchant humain, attachés par un désir, un espoir, inassouvi, inaccompli. Ils veulent du temps encore. Ils se disent souffrants, ils appellent le cercueil le caisson de souffrance dans leur maison de pierre. Ce roman, ce sont ces voix, toutes ces voix, qui racontent. D'autres témoignages. Ce qu'elles racontent, c'est tout ce qui fait une vie, une vie américaine, une vie blanche, une vie noire, une vie militaire, une vie féminine, une vie de misère...
Le président Lincoln n'est donc pas le personnage principal de ce roman. Il en est un des acteurs, par son chagrin, par son incapacité à laisser l'enfant dans le cimetière, à accepter sa mort. Le roman se clôt sur leur départ respectif, l'un vers la vie et sa violence, vers ses responsabilités, l'autre vers cet ailleurs.
Sur cette narration à la fois singulière et plurielle, quel style. L'auteur adapte le ton, et donc l'écriture, à ses personnages. Il y a des fautes, il y a du langage lyrique, il y a des répétitions, il y a des interruptions. Pourtant, je n'ai ressenti aucune difficulté à lire. Ce que j'ai ressenti, c'est beaucoup d'émotions, et j'ai souri souvent, m'attachant à mon tour à ces personnages que je ne voulais pas voir partir. Toutes ces émotions d'outre-tombe, ces âmes, ont touché la mienne, d'âme. Ce récit, c'est une chorale d'humanité, par ses douleurs, par ses amours, ses inquiétudes, ses injustices, pas une mélopée funèbre. Malgré le sujet, il y a des péripéties, et un certain humour, une dérision, de la tendresse, une émouvante tendresse, jusqu'à l'épilogue qui nous parle de liberté.
Un roman qui bouscule son lecteur, remarquable et marquant. Fantastique.
- Le billet de Autist Reading ( qui s'est senti baladé ) -
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Commentaires
1 Kathel Le 18/01/2019
2 Bono Chamrousse Le 18/01/2019
3 Marilyne Le 18/01/2019
@ Bono : merci. C'était un peu compliqué de mettre un extrait. Si tu veux voir avant de feuilleter, Autist Reading s'est dévoué ( il y a le lien vers des extraits dans son billet, en VO )
4 Autist Reading Le 18/01/2019
Tu as raison de souligner les différences de ton/style de chacun des narrateurs. C'est si bien fait qu'à un moment donné, rien qu'à la lecture, on reconnait qui parle.
D'ailleurs, tu en parles si bien que je me dis que j'aurais peut-être à gagner à le relire en traduction.
5 Anne Le 18/01/2019
6 Dominique Le 19/01/2019
7 Lili Le 19/01/2019
8 Jerome Le 19/01/2019
9 Jerome Le 19/01/2019
10 Marilyne Le 20/01/2019
@ Anne : oh, c'est intéressant comme rencontre. J'ai remarqué en effet que parfois les traducteurs sont aussi auteur.
@ Dominique : ah oui, alors possible que le roman te paraisse long, levrecit se déroule clairement dans " l'autre monde ".
11 Marilyne Le 20/01/2019
@ Jérôme : je crois que c'est le type de livre dans lequel on entre ou pas. Peut être qu'en effet la narration va te lasser en cours de lecture. Curieuse de ton avis :)
12 Annie Le 20/01/2019
Avant de me lancer dans cette lecture il me faudra déjà le feuilleter et lire quelques passages car habituellement j'ai du mal avec les livres très "dialogués". Mais ce que tu en dis est si tentant !
13 CecileSBlog Le 20/01/2019
14 Marilyne Le 21/01/2019
@ CécileSBlog : merci pour ton commentaire. Effectivement, en VO, il ne doit pas être facile, du fait du mélange de style d'écriture. J'espère que tu ne seras pas déçue.