La Plongée - Lydia Tchoukovskaïa
- Le Bruit du Temps - 2015 -
- Traduit du russe par André Bloch et Sophie Benech ( qui signe l'avant-propos ) -
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La narratrice de ce roman est traductrice. Ce récit est celui de son journal, écrit en février 1949 alors qu'elle séjourne pour un mois dans un sanatorium " pour écrivain ", à une centaine de kilomètres de Moscou. Nina Sergueïevna attend beaucoup de ce séjour, elle aspire au calme, à la solitude, vivre comme une parenthèse dans un lieu confortable où oublier les logements communautaires - " Pour la première fois depuis la guerre, j'allais enfin vivre seule dans une chambre " - , plus proche de la nature, regarder la neige et les arbres.
" Entre ces murs étrangers, je pourrais enfin reprendre mes esprits, me retrouver moi-même. "
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" Au royaume blanc et mort
Dont la pensée me fait frissonner
Je murmure tout bas Merci !
Tu donnes plus que je n'ai demandé. "
- Dernière strophe d'un poème de Pasternak intitulé Le givre ( 1941 ) -
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Cette pause souhaitée n'est pas celle de l'oubli de la vie précédente. Au contraire, Nina Sergueïevna espère pouvoir " plonger " en elle-même, parvenir à exprimer, à écrire sa souffrance, ses souvenirs. C'est cela la plongée du titre, s'immerger dans le passé, trouver les mots; même si ces mots resteront cachés, en espérant pouvoir, peut-être, un jour, les partager. Cette souffrance, ces souvenirs, ces cauchemars, ce sont ceux de l'année 1937, la Grande Terreur, les purges, l'arrestation de son mari, sa disparition, peu à peu l'idée de sa mort. Mais où, comment, quand, alors que Nina Sergueïevna ne cherche même plus le pourquoi.
" Mais malgré tout. la première plongée a eu lieu aujourd'hui. Ce fut seulement une tentative de courte durée. Je ne faisais encore qu'essayer et me persuader de ne pas avoir peur. Je voyais encore la chambre, je regardais encore ma montre de temps en temps. Le claquement d'une porte. en bas. me faisait encore tressaillir. L'impénétrable masse d'eau qui protégerait mon âme de toute invasion ne s'était pas encore refermée au-dessus de ma tête ne s'était pas encore interposée entre le monde et moi. Mais j'étais sûre maintenant qu'elle se refermerait."
Ce roman nous raconte à travers les résidents du sanatorium les violences du stalinisme et de la guerre dont la mémoire est à vif. Pourtant, quelle douceur parfois dans ce texte bouleversant, si émotionnel malgré sa sobriété. J'ai ressenti une telle empathie.
Au fil des pages, nous passons de merveilleuses descriptions de " l'hiver de diamant " lors des marches dans la forêt aux discussions à propos de " l'autre monde ", la folie paranoïaque idéologique qui reprend, notamment dans l'édition. Nous assistons aux réactions de chacun qui tente de se protéger, aux manipulations de l'information, du langage, du vocabulaire, comme le pointe la narratrice, oppressée par cette répétition.
" Cela me fit penser à Block, non plus à ses bouleaux russes, mais à son itinéraire russe, sur lequel il avait rencontré tous nos grands écrivains, Tolstoï, Dostoïevski, Nekrassov, Gogol, cet itinéraire qui, en Russie, précipitait inéluctablement le poète du haut des cieux de la poésie dans le réalité morale de la terre. Derrière l'horizon, au-loin, là-bas, ce ciel et cette terre se rencontraient. La douleur y découvrait la musique, et le chant la vérité.
Ce n'est pas sans raison que les générations
Célèbrent le génie, mortellement insulté...
Chacune, comme lui, dans son coeur est blessée
Dans son coeur mélodieux...
écrivait Block.
Des cieux de la poésie je plonge dans le communisme
Car pour moi il n'est pas d'amour sans lui.
a dit Maïakovski, le génie mortellement insulté de la génération suivante. Le mot " communisme " était pour lui synonyme de justice, et sans justice, il ne pouvait y avoir ni amour, ni art, ni respiration même. Leurs itinéraires se ressemblaient, comme se ressemblent presque toutes les voies russes, et leurs fins aussi se ressemblaient : la terre sur laquelle ils s'étaient précipités tous deux, du haut des cieux de la poésie, s'était ouverte comme un abîme et les avait engloutis. "
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C'est la chasse au cosmopolitisme, aux récidivistes et l'antisémistisme attisé - " nouveaux mensonges d'où jailliraient encore une fois des flots de sang " -. J'y ai appris que les populations russes ayant (sur)vécues sous l'occupation nazie était ostracisée, exclues de la société russe.
Les personnages sont tellement touchants par leur failles, leurs angoisses, leurs deuils. Nina Sergueïevna se lie avec Nicolaï Bilibine, un auteur, un rescapé des camps. Leur relation est trouble, émouvante, nouée autour de ce passé.
Les pages sont parsemées de paysages et de poésies; des pages de toute beauté, une atmosphère mélancolique, une aspiration à défaut d'une inspiration, une pureté, entre ce ciel et la boue.
" Ce mot fragile - étincellement - me plissait les lèvres. Avec quelle précision il correspondait aux arabesques du givre sur les branches ! Etincellement ! Un mot frêle et cassant comme une fine brindille pointue. Comme les minuscules étincelles vertes et bleues qui jouaient dans la neige au pied des bouleaux. [...] Les bouleaux se dressaient tout autour, comme modelés dans le silence blanc. Leurs cimes montaient jusqu'au ciel. En touchant la voûte céleste leurs fragiles rameaux blancs devaient tinter. Et l'on entendait sûrement planer là-haut un son léger et tremblotant. "
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- Catégorie Coup de Coeur -
- Le billet de Patrice ICI -
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Pour conclure, en ce Printemps des poètes, une poésie de Boris Pasternak, l'une de celles attribuées à Iouri Jivago ( poème de 1953 ) :
LE VENT
Je ne suis plus, tu vis encore,
Et le vent qui gémit et pleure,
Balance forêt et demeure,
Non pas à part chaque sapin,
Mais tout entière, tous ses arbres,
Tout l'infini de ses lointains,
Comme des coques de voiliers
Qui se balancent sur la rade.
Et ce n'est pas par pur entrain
Ou par fureur capricieuse,
Mais pour donner à ton chagrin
Les mots qu'il faut à ta berceuse.
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- Participation au Mois de l'Europe de l'Est -
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Commentaires
1 keisha Le 18/03/2021
Ce n'est pas un roman, alors?
marilire Le 18/03/2021
2 Aifelle Le 18/03/2021
marilire Le 18/03/2021
3 Lilly Le 18/03/2021
marilire Le 18/03/2021
4 Kathel Le 18/03/2021
marilire Le 19/03/2021
5 krol Le 19/03/2021
marilire Le 20/03/2021
6 Dominique Le 20/03/2021
je note merci à toi
marilire Le 20/03/2021
7 Patrice Le 22/03/2021
marilire Le 22/03/2021
8 Tania Le 22/03/2021
marilire Le 23/03/2021
9 eimelle Le 25/03/2021
marilire Le 25/03/2021