L'Ancêtre - Juan José Saer
- Le Tripode - Janvier 2018 -
- Traduit de l'espagnol ( Argentine ) par Laure Bataillon -
Le roman est inspiré d'une histoire réelle. En 1515, un corps expéditionnaire de trois navires quitte l'Espagne en direction du Rio de la Plata, vaste estuaire à la conjonction des fleuves Parana et Uruguay. Mais, à peine débarqués à terre, le capitaine et les quelques hommes qui l'accompagnent sont massacrés par des Indiens. Un seul en réchappe, le mousse : fait prisonnier, accueilli dans la tribu de ses assaillants, il n'est rendu à son monde que dix ans plus tard, à l'occasion d'une autre expédition naviguant dans ces eaux.
Ce roman est une fable, bien que basé sur un fait réel. Sous son apparence de roman historique et d'aventure, de récit initiatique, il interroge sur la vision du monde, sur le pouvoir et le sens du langage. En à peine 200 pages, cette lecture ouvre un horizon philosophique. Sans discours didactique, avec de superbes descriptions.
Ce jeune mousse de 17 ans sera définitivement marqué par cette expérience; ces dix années seront celles de toute une vie. Parvenu à la soixantaine, il raconte, lui qui a vécu bien d'autres expériences pourtant. Toute sa vie - il en prend conscience - il a cherché à fixer, à comprendre ses dix années, fondatrices dans sa relation à la vie, son rapport au monde. Il cherche le sens, débordé d'incertitudes. C'est cela que lui ont montré les Indiens Colastiné, peuple sage qui, une fois par an, se perd dans une orgie - une transe expiatoire de cannibalisme, de sexe, de tous les excès.
Cette lecture m'a ravie par son style, la richesse de l'écriture; l'histoire m'a saisie dans tous les sens du terme, m'a bousculée. J'ai cherché aussi, j'ai réfléchi avec lui aux mécanismes de la mémoire, à notre perception d'événements qui nous dépassent, à notre façon de nous les remémorer, à la notion de temps. Ce travail d'écriture apporte à notre narrateur une sérénité puis peu à peu une lucidité sur le monde des hommes; une lucidité désenchantée, lui qui s'est toujours senti comme flottant dans ces univers dont aucun ne fut le sien. Il n'y voit qu'apparences sans profondeur. Comme dans la langue de ces Indiens dans laquelle " paraître " et " être " se disent de la même manière.
Racontant son parcours de retour dans son Europe d'origine, il se découvre père et présent grâce aux enfants qu'il prend en charge, qui ne sont pas siens non plus; qui l'entrainent vers une réalité concrète, palpable. Présent, au présent. Car c'est bien de cette présence au monde dont il est question, d'une conscience d'un monde, entre ses paradoxes et son absurdité. Un théâtre entre comédie et tragédie, excellemment rendu par les pages relatant son destin de comédien jouant son propre rôle, son rôle de survivant. Ce n'est qu'à l'écriture qu'il comprendra qu'il est le solitaire, le témoin, le Narrateur. Et que c'est cela son rôle.
Un très beau roman, remarquable par sa maitrise narrative, par la précision de l'écriture, par tout ce qu'il dit au-delà de ce qu'il raconte, par les images et les émotions qu'il parvient à évoquer-invoquer.
Première page :
" De ces rivages vides il m'est surtout resté l'abondance de ciel. Plus d'une fois je me suis sentie infime sous ce bleu dilaté : nous étions , sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d'un désert. Et si, maintenant que je suis un vieil homme, je passe mes jours dans les villes, c'est que la vie y est horizontale, que les villes cachent le ciel. Là-bas, en revanche, nous dormions, la nuit, à l'air libre, presque écrasés par les étoiles. Elles étaient comme à portée de main et elles étaient grandes, innombrables, sans beaucoup de noir entre elles, presque crépitantes, comme si le ciel eût été la paroi criblée d'un volcan en activité qui eût laissé apercevoir par ses trous l'incandescence interne. "
Page 24-25 : arrivée sur les côtes d'une terre inconnue
" Mes yeux novices suivaient avec intérêt les gestes précis et compliqués du capitaine, mais ils ne parvinrent point à percevoir le changement que mon imagination se promettait. Après le baptême et la prise de possession, cette terre muette persistait à ne laisser transparaître aucun signe, à ne dépêcher aucun message. Du haut du navire et tandis que nous nous éloignions vers ce que nous supposions être l'embouchure du fleuve qui teignait les eaux en marron, je demeurais à regarder le point où nous avions débarqué et, bien que nous n'ayons levé l'ancre que depuis quelques minutes à peine, il ne restait nulle trace de notre présence. Tout n'était que côte déserte, ciel bleu, eau dorée. Nous avions l'illusion de fendre cet espace inconnu à mesure que nous allions le parcourant, comme si, avant nous, il n'y eut autre chose qu'un vide imminent que notre présence peuplait d'un paysage humain, mais, une fois que nous l'avions laissé derrière nous, dans cet état de somnolence hallucinée que nous dispensait la monotonie du voyage, nous constations que l'espace dont nous pensions être les fondateurs avait toujours été là et qu'il consentait seulement à se laisser traverser avec indifférence, sans rien garder de nos empreintes et dévorant même celles que nous y avions laissés exprès afin d'être reconnus de ceux qui viendrait après nous. Chaque fois que nous débarquions, nous étions comme un fourmillement fugitif sorti du néant, une fièvre éphémère qui miroitait quelques moments au bord de l'eau et après s'évanouissait. "
.
- Le billet de Kathel - Participation au Challenge Latino d'Elletres -
L'auteur argentin Juan José Saer, peu adepte du milieu littéraire, me semble peu connu en France. Il y a pourtant vécu et enseigné de 1968 jusqu'à son décès en 2005. Il est né fils d'immigrés syriens en 1937, dans la région de a ville de Santa Fe, c'est à dire à 1000 kilomètres de Buenos-Aires. Il a été un auteur prolixe ( une dizaine de romans, des nouvelles, des essais et un recueil de poésie ) dont l'oeuvre a été intégralement traduite en français.
La première édition de ce livre a été menée par Flammarion en 1987. Cette nouvelle édition est postfacée par Alberto Manguel. La traduction, de Laure Bataillon a reçu en 1988 le prix de la meilleur traduction décernée par la Maison des Écrivains et des Traducteurs (MEET). Après la mort de la traductrice, il fut décidé que le prix porterait dorénavant son nom.
En janvier 2018, le magazine Le matricule des anges ( n°189 ) lui consacrait son dossier dans lequel je me suis plongée après ma lecture de L'Ancêtre; dossier que je vous recommande. J'y ai lu notamment que la reconnaissance avait été tardive également en Argentine, qu'il avait été marqué par ses lecture de Juan Carlos Onettti ( ce qui ne m'a pas étonnée ) et que la narration était pour lui " un mode de relation de l'homme avec le monde ", devient exercice de débroussaillement de cette " patrie " dans laquelle vivent tous les narrateurs : ce qu'il nomme " l'épaisse forêt vierge du réel " ( ce qui ne m'a pas étonnée non plus ).
*
Ajouter un commentaire
Commentaires
1 Lili Le 17/04/2018
2 ellettres Le 17/04/2018
3 Kathel Le 17/04/2018
Je resterai sur mon souvenir de L'ancêtre...
4 Annie Le 17/04/2018
5 Marilyne Le 17/04/2018
@ Elletres : Dès les premières pages, j'ai été subjuguée par l'écriture. J'ai tardé pour cette chronique et le souvenir-plaisir de cette lecture est toujours bien présent. Je crois que c'est le fond de cette lecture, la relativité des regards d'un monde à l'autre. Dans la postface Alberto Manguel cite Saer : " Le seul savoir juste est celui qui reconnaît que nous savons seulement ce qui condescend à se montrer. "
Je n'ai pas lu " Rouge Brésil ", il est quelque part sur les étagères. En ce moment, je lis colombien :)
6 Marilyne Le 17/04/2018
@ Annie : on ne peut pas dire que je sois une rapide non plus, et on ne peut pas tout lire. Mais parfois, en patience, les titres restent en tête et on suit son petit chemin de lecture :)
7 Anne Le 17/04/2018
8 Marilyne Le 17/04/2018
9 Ingannmic Le 17/04/2018
10 Marilyne Le 18/04/2018
11 yuko Le 19/04/2018
12 Marilyne Le 22/04/2018
13 a_girl_from_earth Le 23/06/2018