L'ami arménien - Andreï Makine
- Grasset - Janvier 2021 -
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Cela faisait longtemps que je n'avais pas lu Andreï Makine, hélas déçue par L'archipel d'une autre vie, alors que j'avais été émerveillée par mes précédentes lectures, telle La femme qui attendait ou Le livre des brèves amours éternelles, notamment.
Avec L'ami arménien, j'ai retrouvé la délicatesse de la plume sous la dureté du réalisme, l'émotion et l'humanité, la prose classique, élégante, ce regard sensible sans complaisance.
Ce roman est un livre de mémoire, hommages et salut, un récit d'apprentissage. C'est l'adolescence en Sibérie, d'inspiration autobiographique, une amitié fondatrice.
" Il m'a appris à être celui que je n'étais pas.
Dans ma jeunesse, j'exprimais ainsi ce que la rencontre avec Vardan m'avait fait découvrir de mystérieux et de paradoxal derrière le manège du monde. A présent, j'y vois non pas d'obscures énigmes et d'étonnants paradoxes, mais cette vérité simple que, grâce à lui, j'avais fini par comprendre : nous nous résignons à ne pas chercher cet autre que nous sommes, et cela nous tue bien avant la mort - dans un jeu d'ombres, agité et verbeux, considéré comme unique vie possible. Notre vie. "
L'auteur nous raconte cette amitié, si forte et si courte, le temps d'une saison d'été. Nous sommes au début des années 70. Le narrateur a treize ans, il vit dans un orphelinat de Sibérie, il rencontre Vardan, d'une année son aîné, en cours, dans un atelier de menuiserie. Vardan est différent, sa façon de parler, de regarder, de penser. Et il est physiquement fragile. Il va devenir un souffre douleur lorsque le jeune narrateur le défend, se bat pour lui. La violence est son quotidien.
" Les rixes dans le quartier où se trouvait notre orphelinat étaient fréquentes et enragées. [...] Une telle indifférence vis-à-vis de la mort pouvait certainement s'expliquer par la longue et sanglante histoire de révolutions, de répressions et de déchirements civils. Et aussi par les horreurs de la dernière guerre qui avait habitué le pays à l'idée que la vie humaine ne valait pas grand chose. Notre adolescence, je m'en rends compte à présent, se déroulait sur fond d'une très grande accoutumance aux souffrances subies ou imposées. "
Par ce moment de solidarité, le narrateur entre dans l'univers de Vardan, dans sa communauté. C'est celle des Arméniens installés temporairement " à 5000 kilomètres de leur terre natale " . Ils sont là pour suivre leurs compatriotes incarcérés - un frère, un fils, un mari - dans la prison proche en " détention provisoire - cette étrange durée figée au bord d'un verdict, à la lisière des camps. "
Il l'accompagne dans leur quartier, quartier miséreux nommé Le bout du diable, surnommé ironiquement " Le Royaume d'Arménie ". Il y rencontre Chamiram, la mère de Vardan, et Gulizar, jeune épouse. Avec elles, il découvre la féminité, par leurs présences, par l'attitude de Vardan face aux femmes, quelles qu'elles soient, dépassant ainsi les prémices d'une vision brutalement sexuelle à assouvir sur une femme-proie. Il ressent pour la première fois l'attention maternelle, la sensualité, l'éveil des sens et des émotions du désir; il découvre des gestes, des sensations, des goûts et la beauté affective des choses.
" Remarquant les écorchures laissées par leurs coups sur mes pommettes, elle apporta un petit flacon et les tamponna avec une boule de coton. C'était un parfum ancien et son amertume de jacinthe évoqua obscurément un bonheur mystérieux que je n'avais jamais vécu et qui devenait soudain plus exaltant et plus intense que les joies et plaisirs dont j'attendais avec anxiété de conquérir ma part terrestre. "
" L'époque constructivisme où nous vivions et dans laquelle tout devait répondre à un but précis, à l'efficacité brute, rendait la beauté plus ou moins superflue et privilégiait le matériel sobre, sans aucune recherche esthétique, sans la profondeur d'une vie révolue. Le flacon - inutilement - enchâssé d'argent sembla interrompre le temps que j'avais connu jusque-là. "
Ce roman, c'est l'histoire de cette " discrète colonie arménienne ", c'est également l'histoire de l'Arménie racontée par Chamiram, le génocide de 1915 en filigrane. Chamiram ouvre les yeux du narrateur sur d'autres horizons, d'autres paysages tandis que Vardan lui offre " une dimension complémentaire ".
" Je me sentais désormais, non pas davantage instruit mais étonnamment attentif à cette mystérieuse possibilité de m'écarter de ce que tout le monde prenait pour la seule et unique voie admise. "
Malgré les souvenirs aux accents nostalgiques et tragiques, Andreï Makine nous parle d'amour, d'histoires d'amour, dévoilant une lumière sur le sombre des murs de la réclusion soviétique.
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- Le bonheur de relire Andreï Makine et rêver d'Arménie -
- Andreï Makine a reçu la Grande Médaille de la Francophonie décernée par l'Académie Française en 2000 -
- Semaine de la Francophonie avec Anne qui vous présente Belle merveille de James Noël
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Pour accompagner ma lecture en ce Printemps des poètes, les vers de Philippe Jaccottet :
On a vécu ainsi
On a vécu ainsi, vêtu d'un manteau de feuilles :
puis il se troue et tombe peu à peu en loques.
Là-dessus vient la pluie, inépuisable,
éparpillant les restes du soleil dans la boue.
Laissons cela :
bientôt nous n'aurons plus besoin que de lumière.
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- Extrait de Après beaucoup d'années - ( Gallimard ) -
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Commentaires
1 Mina Le 23/03/2021
marilire Le 23/03/2021
2 Anne Le 23/03/2021
marilire Le 23/03/2021
3 claudialucia Ma Librairie Le 23/03/2021
marilire Le 24/03/2021
4 Aifelle Le 23/03/2021
marilire Le 24/03/2021
5 Kathel Le 23/03/2021
marilire Le 24/03/2021
6 A_girl_from_earth Le 24/03/2021
marilire Le 24/03/2021
7 Dominique Le 24/03/2021
marilire Le 24/03/2021
8 Bonheur du Jour Le 03/04/2021
Bon week end de Pâques.
marilire Le 05/04/2021
9 Jourdan Le 27/07/2021
Découverte depuis peu,une autrice iranienne d’origine arménienne, Zôya Pirzâd.
10 Tania Le 16/09/2021