Héritage - Miguel Bonnefoy
- Rivages - 2020 -
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Ce roman est une fresque familiale entre Chili et France qui couvre le XXème siècle. C'est un récit d'exils vers l'Amérique du Sud sans renier-oublier les racines européennes; un récit d'exils et d'asiles, comme un retour aux origines ( celles du sang et celle de la terre ).
Miguel Bonnefoy remonte le temps de sa plume alerte. A chaque chapitre, le nom d'un personnage en titre, son histoire de migrant, puis, peu à peu, les liens entre les personnages, les familles qui se forment, les premiers devenant les arrière-grands-parents. Ce sont des histoires fabuleuses, des scènes improbables, des personnages attachants, qui font tourner les pages romanesques à souhait, avec cette France fantasmée, cette Europe déchirée - comme le sont les personnages - en miroir, cette touche de réalisme magique qui assume son Héritage sud-américain. Il y a de l'hommage dans ce roman. A la lecture, j'ai senti le souffle d'un Garcia-Marquez, de ses Cent ans de solitude.
Si la dernière partie du roman est écrasante par le contexte de la dictature chilienne, ses violences, elle nous rappelle l'impermanence de nos destinées, de nos identités, leurs métissages. L'épilogue porte bien le titre, la boucle y est bouclée sans pour autant clore l'histoire puisque l'Histoire...
Picaresques, épiques, les chapitres courts de ce roman alignent aventures et mésaventures avec une désespérance et un fatalisme enjoués typiques.
J'ai aimé cette vivacité du ton, les extravagances et le pittoresque, être émue, attachée à chacun des personnages.
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" En 1887, un jeune trompettiste originaire de Sète, Etienne Lamarthe, quitta la fanfare de son village et décidé d'aller jouer sa musique à l'autre bout du monde. Il emporta avec lui trente-trois instruments à vent enfermés dans des coffres en bois de cyprès, scellés sous des clous d'argent. Dans le port de Valparaiso, ce jeune brun au teint blême, sans parler un seul mot d'espagnol, débarqua avec quatorze flûtes, huit saxophones, six clarinettes, quatre trompettes et un gigantesque tuba dans une caisse en métal si lourde qu'on crut qu'il s'agissait d'un naufragé clandestin. [...] Le concert fut un tel succès qu'Etienne Lamarthe, surnommé rapidement El Maestro, devint en peu de temps l'homme le plus respecté de la région. La tête pleine de projets, la maison toujours remplie de musiciens amateurs, il fit venir plus d'instruments de Lima et de Sao Paulo, fonda un orchestre symphonique, exécutant des arrangements personnels sur des opéras italiens, afin qu'ils puissent être joués sans difficulté par des gens qui n'auraient guère pu situer Rome sur une carte. Il proposa lui-même des cours de chant lyrique dans sa cuisine et, en décembre 1900, alors qu'on fêtait le nouveau centenaire, il fit parler de lui jusque dans la capitale, car il livra dans cette campagne isolée une représentation de Norma de Bellini devant l'intendance, encerclée de bergeries, sur une scène faite de vingt planches et huit tonneaux, sous un décor construit par le fossoyeur du cimetière. Pour commémorer cet instant unique, on éleva un buste de Bellini en cuivre de Chuquicamata, qui resta sur la place pendant plus de cinquante ans, lourd et digne, tourné en direction de l'école de musique, d'où il ne bougea pas jusqu'au décès du Maestro avec lequel il fut enterré. "
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" Sur le Rio de la Plata, l'exil du dernier Lonsonier commença. Ilario Da se rendit compte qu'il était entouré de passagers insouciants, des hommes et des femmes qui semblaient ignorer la dictature, et il lui parut absurde que, pour continuer leur vie, ces familles prissent le même bateau qui le sauvait de la mort. Mais le plus douloureux pour lui était la certitude que son départ ouvrait la route à des milliers de jeunes Chiliens qui, derrière lui, se pressaient pour embarquer dans des bateaux, s'entasser dans des avions, traverser la Cordillère à dos de mule, et qui attendaient dans des prisons froides les tampons des administrations étrangères, les permissions des douanes, les sauf-conduits militaires, pour se rendre dans des régions éloignées où l'on ignorait leurs souffrances. "
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Miguel Bonnefoy était présent aux Assises du Roman en 2019 à Lyon. Il a participé à une rencontre intitulée " Ecrire entre plusieurs langues " avec Luba Jurgenson ( traductrice, romancière, maître de conférence en littérature russe. A propos de bilinguisme, je ne peux que vous conseiller son récit Au lieu de péril - chronique ICI ).
Miguel Bonnefoy est né en France, a grandi au Vénézuela et au Portugal. Franco-vénézuélien, il a choisi d'écrire en français. Lors de cette rencontre, il est revenu sur ce choix, sur les difficultés qu'il rencontre, ce qui peut se " traduire " ou pas.
Un livre est une oeuvre personnelle dont le paradoxe est qu'il est tourné vers l'altérité. La question était autour de ce lien entre langue d'écriture et langue de l'histoire familiale, de l'espace intime. Miguel Bonnefoy, comme Luba Jurgenson, emploie la langue d'adoption, utilisant un registre fraternel. Il s'agit d'une fraternité avec cette langue d'écriture.
" Ma langue maternelle est l'espagnol, c'est la langue que je choisis spontanément. C'est plus facile pour moi. Je pense, je rêve, je jure, en espagnol. Le français est une langue fraternelle, elle a été le frère que je n'ai jamais eu. Pour passer d'une idée abstraite à sa mise en mot, il me fallait passer par les labyrinthes de la langue française. Cette langue d'écriture, c'est un Cheval de Troie pour entrer en France, dans son monde éditorial et médiatique, pour attirer le regard des Français sur le Venezuela. " [ destination qui clôt Héritage, l'entraînant vers d'autres histoires ].
" Au Vénézuela, l'édition relève du gouvernement, il n'y a pas d'impact médiatique. "
Il nous explique que la difficulté vient de la légitimité, écrire sur un pays dans une autre langue. Une langue, c'est un paysage. Le son des mots, les vocables, sont évocateurs. La langue fait physiquement ressentir l'appartenance.
A la fin de la rencontre, Miguel Bonnefoy cite un proverbe tchèque : " On a autant de vie que l'on parle de langues. "
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Commentaires
1 Aifelle Le 10/01/2021
marilire Le 10/01/2021
2 Kathel Le 10/01/2021
J'ai prévu de lire ce roman en février, mais j'ai tant d'autres lectures qui me tentent que ce n'est pas du tout certain. Sinon, j'avais lu et beaucoup apprécié Le voyage d'Octavio, plus dans la veine du réalisme magique...
marilire Le 10/01/2021
3 Dominique Le 10/01/2021
marilire Le 10/01/2021
4 Anne Le 10/01/2021
marilire Le 10/01/2021
5 krol Le 11/01/2021
marilire Le 13/01/2021
6 Goran Le 12/01/2021
marilire Le 13/01/2021
7 Autist Reading Le 14/01/2021
En tout cas, si toi aussi tu as été conquise, ça me donne une raison de plus pour y prêter une attention plus soutenue.
marilire Le 15/01/2021