Dieu, le temps, les hommes et les anges - Olga Tokarczuk
- Pavillon poche - 2019 -
- Traduit du polonais par Christophe Glogowski -
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Troisième lecture de l'auteure polonaise récompensée du Prix Nobel de littérature ( 2018 ) après le roman Sur les ossements des morts et l'album Une âme égarée ( superbement illustré par Joanna Concejo ). Ces deux lectures m'ont touchée, me restent, pour des raisons différentes, au point de les avoir citées, chacune dans mon bilan annuel 2019.
Troisième lecture fabuleuse, dans tous les sens du terme. Quelle densité, quelle émotion quelle humanité alors même que Dieu, le temps, les anges, tous cités dans le titre sont pleinement des personnages de ce roman.
Ce récit ressemble à un conte par son intemporalité, par sa dimension " merveilleuse ", qui affleure toujours sans que l'histoire touche au fantastique. Pourtant ce roman est parfaitement réalisme, parfois crû, parfois violent, inscrit dans une époque. C'est l'histoire de la Pologne de 1914 aux années 70-80, la situation de peuple, la population juive, la domination russe, l'invasion allemande, la domination soviétique. Le temps, la notion du temps, la perception du temps, maître mot de cette lecture; ce temps imparti à chacun ( comme le sont les courts chapitres qui s'intitulent " le temps de ... " ) ; ce temps, c'est la mortalité humaine, c'est aussi ces moment fondateurs d'une vie.
A travers une famille centrale, d'autres autour, dans un village nommé Antan - " coeur du monde, coeur des hommes " -, c'est la vie qui se raconte, la vie sociale, la vie intime, un véritable kaléidoscope de sentiments humains. De nombreux personnages se croisent, pittoresques, attachants, troublants, portant prénom ou surnom, tels Geneviève, Isidor, la Glaneuse, le Mauvais Bougre, le châtelain Popielski, la Vierge de Jeszkotle en son icône, Perroquette, le soldat allemand Kurt, le soldat russe Ivan... mais nous lisons aussi le temps de l'ange gardien, du moulin à café, des tilleuls, du Jeu. Cet usage des noms ( je peux encore citer les patronymes des personnages désignés sous leur prénom : Céleste, Divin... ) conforte l'atmosphère de conte, cet aspect essentiel du conte, l'intemporalité, qui, de fait dans le conte, est le principe même de l'universalité.
Et, tel l'ange gardien, l'auteure nous parle de ses personnages avec une infinie compassion, les observe " comme s'il regardait couler un cours d'eau. ".
Olga Tokarczuk, sans propos réellement religieux, plutôt spirituel, nous raconte le monde visible autant que le monde invisible, avec, en miroir, ce jeu de labyrinthes, confié par un rabbin au châtelain, qui relate la formation du monde, les sphères du monde, l'évolution du monde. Parce que, ce dont nous parle l'auteure, c'est de mouvements, de cycles, de transformations, de métamorphoses, de " pérégrinations multiformes ", de tout ce qui vit, entraînant à nouveau notre regard, comme dans le roman Sur les ossements des morts, vers la Nature ainsi que vers notre nature, notre relation à la Nature. Au fil de tous ces fils de lecture, le titre aussi bien que le récit prend tout son sens, tous ses sens.
" Il est étrange que Dieu, tout intemporel qu'Il soit, se manifeste dans le flux du temps. Si l'on ne sait jamais " où " est Dieu - or il arrive aux gens de poser de telles questions -, il faut tourner le regard vers tout ce qui se modifie et se meut, vers ce qui déborde des formes, ce qui ondoie et disparaît : sur la surface de la mer, les danses du disque solaire, les tremblements de terre, la dérive des continents, la fonte des neiges et les pérégrinations des icebergs, les fleuves qui coulent vers l'océan, la germination des semences, le vent qui sculpte les montagnes, la maturation du foetus dans le ventre maternel, les rides autour des yeux, la décomposition des cadavres dans les tombeaux, le vieillissement des vins, les champignons qui poussent après la pluie. Dieu est dans chaque processus. Dieu pulse dans les transformations. Parfois, Il est présent; d'autres fois, Il l'est moins; mais parfois, Il est tout à fait absent. Dieu, en effet, se manifeste même à travers son absence. Les gens - qui pourtant sont eux-mêmes un processus - craignent ce qui est instable et continuellement changeant. C'est pourquoi ils ont inventé quelque chose qui n'existe pas : l'immuabilité, décrétant que ce qui est immuable, éternel, est également parfait. Ainsi ont-ils attribué l'immuabilité à Dieu - perdant du coup la capacité de Le comprendre. "
Cette chronique peut paraître celle d'un livre complexe. Il l'est en profondeur, certainement, sans toutefois poser difficulté à la lecture. Il faut se laisser emporter. J'ai été subjuguée. Deuxième coup de coeur de l'année, après Une rançon de David Malouf.
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- L'excellent billet tentateur sur Passage à l'Est - ICI-
- Bonheur de lecture partagé avec Ingannmic et Nathalie -
- Participation au Mois de l'Europe de l'Est -
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Commentaires
1 Kathel Le 02/03/2020
marilire Le 02/03/2020
2 nathalie Le 02/03/2020
marilire Le 02/03/2020
3 krol Le 02/03/2020
marilire Le 02/03/2020
4 keisha Le 02/03/2020
marilire Le 02/03/2020
5 Kathel Le 02/03/2020
marilire Le 03/03/2020
6 Ingannmic Le 02/03/2020
marilire Le 03/03/2020
7 Aifelle Le 03/03/2020
marilire Le 03/03/2020
8 Goran Le 03/03/2020
marilire Le 03/03/2020
9 Passage à l'Est! Le 03/03/2020
marilire Le 03/03/2020
10 Dominique Le 03/03/2020
marilire Le 03/03/2020
11 Jérôme Le 03/03/2020
marilire Le 03/03/2020
12 Patrice Le 03/03/2020
marilire Le 04/03/2020
13 Tania Le 04/03/2020
marilire Le 04/03/2020
14 Lilly Le 04/03/2020
marilire Le 04/03/2020
15 Lili Le 05/03/2020
marilire Le 05/03/2020
16 ellettres Le 05/03/2020
J’étais conquise avant même de lire ton billet Marilyne, et voilà que tu me confortes encore plus dans mon envie de lire ce titre-là (et Ingrid en a rajouté une couche !)
Je sens qu’Olga Tokarczuk va être THE auteur de mon année 2020.
marilire Le 05/03/2020
17 athalie Le 07/03/2020
marilire Le 07/03/2020