A une heure incertaine - Primo Levi
Pline
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Ne me retenez point, amis, laissez que j'appareille,
Je n'irai pas plus loin que la rive d'en face;
Je veux examiner de près ce nuage noir
Qui monte du Vésuve et ressemble à un pin.
Tu veux rester ici, cher neveu ? Eh bien, soit,
Etudie, recopie donc les notes qu'hier je t'ai confiées.
Ne craignez point la cendre : cendre sur cendre,
Nous ne sommes que cendre, auriez-vous oublié
Epicure ? Allons, préparez le bateau, car déjà la nuit tombe :
La nuit en plein midi, incroyable prodige.
Sois tranquille, ma soeur, je suis prudent et avisé,
Les ans qui m'ont voûté ne l'ont pas fait en vain.
Je reviendrai sous peu, accorde-moi seulement
Le temps d'aller là-bas, d'observer les phénomènes, de revenir,
Pour que, demain, je puisse ajouter un chapitre nouveau
A mes livres, qui vivront encore, je l'espère,
Quand les atomes de mon vieux corps, dissous depuis des siècles,
Iront tourbillonnant dans les remous de l'univers,
Ou revivront sous la forme d'un aigle, d'une enfant, d'une fleur.
Matelots, c'est un ordre, mettez le bateau à la mer.
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- 23 mai 1978 -
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- Extrait du recueil A une heure incertaine de Primo Levi - Traduit de l'italien par Louis Bonalumi - Préface de Jorge Semprun - Arcades Gallimard -
Ce recueil regroupe chronologiquement les textes poétiques de Primo Levi, des premiers poèmes en 1943 aux derniers de janvier 1987. Dans une courte préface de 1984, Primo Levi présente la poésie comme un mode d'expression particulier, précédant la prose, le besoin de s'adresser à soi et aux autres en " sécrétant une matière poétique ". Pour autant, il ne se revendique pas comme poète, simplement " à certains moments, la poésie m'a paru mieux indiquée que la prose pour transmettre une idée ou une image. "
Primo Levi a signé une oeuvre littéraire qui ne se limite pas à son témoignage de retour de camp de concentration Si c'est un homme. Si ce livre là est fondateur, l'un des premiers témoignages, d'abord refusé par des éditeurs, il a écrit ensuite des romans et des nouvelles. Evidemment, ses récits sont majoritairement inspirés de son vécu. Comme ses poésies ( on retrouve d'ailleurs des poèmes portant le titre de ses livres, La trève, Lilith... ).
Ce premier poème que j'ai choisi porte le nom d'un auteur romain, un scientifique, Pline l'Ancien, un naturaliste, un homme qui cherchait à comprendre le monde. Il est mort lors de l'éruption du Vésuve, cette éruption qui détruisit Pompéi, s'approchant trop du cratère du volcan pour l'observer. Poème en hommage que je n'ai pu m'empêcher de lire aussi autrement.
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Procuration
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Ne sois pas effrayé par l'ampleur de la tâche,
On a besoin de toi, qui es moins fatigué.
Et puis, tu as l'ouïe fine, alors, écoute
Combien le sol sonne creux sous tes pieds.
Réfléchis à nos erreurs :
Il en fut parmi nous,
Qui cherchèrent à l'aveuglette
Comme un homme aux yeux bandés
Reconstituerait un profil;
D'autres ont joué les corsaires;
D'autres encore s'en sont remis à la bonne volonté.
Apporte ton aide, sans être sûr de toi.
Tente, même si tu n'es pas sûr de toi.
Parce que, justement, tu n'es pas sûr de toi.
Vois s'il t'est possible de réprimer le dégoût et l'ennui
De nos doutes, de nos certitudes.
Nous n'avons jamais été aussi riches, pourtant,
Nous vivons au milieu de monstres embaumés
Et de monstres obscènes tellement ils sont en vie.
Que les ruines ne t'effraient point,
Ni la puanteur des décharges :
Nous en déblayâmes plus d'une à mains nues,
Alors que nous avions ton âge.
Relève le défi autant que tu le peux.
Nous avons peigné la chevelure des comètes.
Déchiffré les secrets de la génèse,
Foulé les sables de la lune,
Construit Auschwitz, détruit Hiroshima.
Tu vois : nous ne sommes pas demeurés inactifs,
Donc, tout perplexe que tu sois, assume;
Et abstiens-toi de nous appeler maîtres.
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- 24 juin 1986 -
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- Participation au mois italien avec Eimelle -
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Commentaires
1 eimelle Le 04/10/2015
2 Anne Le 04/10/2015
3 Tania Le 04/10/2015
4 Mind The Gap Le 05/10/2015
5 Valérie Le 06/10/2015