Tous, sauf moi - Francesca Melandri
- Gallimard - Du monde entier - 2019 -
- Traduit de l'italien par Danièle Valin ( traductrice d'Erri de Luca ) -
2010, Rome. Ilaria, la quarantaine, trouve sur le seuil de sa porte un jeune Ethiopien qui dit être à la recherche de son grand-père, Attilio Profeti. Or c'est le père d'Ilaria. A quatre-vingt-quinze ans, le patriarche de la famille Profeti est un homme à qui la chance a toujours souri : deux mariages, quatre enfants, une réussite sociale éclatante. Troublée par sa rencontre avec ce migrant qui déclare être son neveu, Ilaria commence à creuser dans le passé de son père. A travers l'enquête d'Ilaria qui découvre un à un les secrets sur la jeunesse de son père, Francesca Melandri met en lumière tout un pan occulté de l'histoire italienne : la conquête et la colonisation de l'Ethiopie par les chemises noires de Mussolini, de 1936 à 1941 - la violence, les massacres, le sort tragique des populations et, parfois, les liens qu'elles tissent avec certains colons italiens, comme le fut Attilio Profeti.
Dans ce roman historique où l'intime se mêle au collectif, Francesca Melandri apporte un éclairage nouveau sur l'Italie actuelle et celle des années Berlusconi, dans ses rapports complexes avec la période fasciste. Naviguant habilement d'une époque à l'autre, l'auteur nous fait partager l'épopée d'une famille sur trois générations et révèle de façon bouleversante les traces laissées par la colonisation dans nos sociétés contemporaines.
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J'avais beaucoup aimé Plus haut que la mer de Francesca Melandri, sa force, sa sobriété. Je ne pouvais manquer cette nouvelle parution de l'auteure italienne, très intéressée par le sujet du colonialisme et de ses conséquences-séquelles-traces dans l'époque contemporaine, prévenue qu'il s'agissait d'une saga familiale, lors de la rencontre en librairie ( ICI ).
Tous sauf moi est un grand roman, dans tous les sens du terme, plus de 500 pages pour une fresque historique en saga familiale de l'Italie du XXème siècle, ses liens avec l'Ethiopie, la Libye et le fascisme, avec son histoire donc, encore présente à l'époque contemporaine dans l'Italie de Berlusconi. Et, à travers ces liens historiques et géographiques, les liens familiaux.
Le récit est puissant, foisonnant, documenté. Ce roman raconte beaucoup, il dit beaucoup, remontant le temps. Lors de la rencontre en librairie, Francesca Melandri expliqua qu'elle voulait procéder comme un archéologue, retrouver les traces, essayer de les agencer, de les expliquer, de les relier. C'est exactement ça. Au fil des pages, des périodes, alternées avec celles consacrées au contemporain - les années 2010-2012 - , les bribes, les fragments plutôt, se rejoignent.
C'est l'histoire du père, Attilio Profeti, né en 1915; l'histoire d'un homme italien qui a vécu le XXème siècle, d'abord son histoire de père, de " privilégié ", de mari, puis son histoire de fasciste, de colonisateur, de fils de chef de gare ayant vécu, lui, la Première Guerre Mondiale, les mouvements communistes. Il y a l'histoire de ce chef de gare et l'histoire de son premier fils, qui s'attardent sur le sort des soldats italiens.
Ce récit à rebours est patient, minutieux. Les noms, les lieux, les dates, s'expliquent, à défaut de prendre du sens. Le ton et le style y sont vifs, incisifs, plein de vie, de mort, de sexe, de jeu de pouvoir, de propagande. Il y a les années Berlusconi, la corruption, la fascination qu'a exercé la rhétorique fasciste, le racisme, les migrants. Il y a la relation à l'autre, d'un continent à l'autre. Francesca Melandri règle des comptes, solde les comptes. Il y a les faits, et puis il y a les gens.
Et il y a Ilaria, fille d'Attilio Profeti, qui vacille, " quadragénaire avancée ", enseignante dans cette école publique en faillite, " la petite Robespierre ", qui voit ses idéaux, ses valeurs, remis en question, relativisés. C'est la fin des certitudes, pas seulement celles sur sa famille, mais aussi celles qu'elle brandissait, les morales, les sociales.
Ce roman est impossible à résumer, il ne faudrait surtout pas le simplifier. Ce n'est pas ( seulement ) le roman noir de l'Italie, c'est un roman de l'Italie, mettant en évidence la complexité des situations et des personnes, le poids des silences, la force prégnante des relents fascistes, racistes. Chaque scène est significatrice, chaque rencontre. Malgré sa brutalité, ce roman est sensible, ce mot là aussi dans tous les sens du terme. Et c'est aussi un roman européen.
L'épilogue est magistral, il n'épargne personne, soulignant les ambiguités, les paradoxes. Si le lecteur a reçu plus de réponses qu'Ilaria, il ne les a pas toutes, aussi parce que certaines questions sont encore sans réponse aujourd'hui, des questions contemporaines.
Ce que j'ai lu, c'est beaucoup de violence, des scènes crues, de la colère, de la révolte, mais aussi de l'amertume, du gâchis, une profonde tristesse. Et ce que j'ai lu m'a donné l'envie, comme Ilaria, d'en savoir plus.
J'ai poursuivi ma lecture par un ancien numéro du magazine L'Histoire Les collections ( magazine thématique ) déniché à la médiathèque. Ce numéro de janvier-mars 2017 ( n°74 ) est consacré à l'histoire de l'Ethiopie De la reine de Saba à Hailé Sélassié.
" Quel âge avait-elle à l'époque ? se demanda Ilaria. Une vingtaine d'années. C'était une jeune adulte, avec le droit de vote. Elle allait à l'université, faisait du bénévolat, se considérait comme une personne attentive aux choses du monde. Et pourtant. Et pourtant " vous ne savez rien de nous, pas même du temps où vous y étiez. "
- Le billet de Dominique ICI -
- Participation au mois italien organisé par Martine -
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Commentaires
1 Aifelle Le 17/05/2019
2 keisha Le 17/05/2019
3 Clara Le 17/05/2019
4 Marilyne Le 17/05/2019
@ Keisha : alors là, il y a un manque !
@ Clara : je te rejoins complètement. Francesca Melandri disait lors de la rencontre que cela fait dix ans qu'elle pense à ce livre, qu'il constitue une trilogie des pères avec les deux autres. Je n'ai pas lu Eva dort, je crains une petite déception maintenant.
5 maggie Le 17/05/2019
6 maggie Le 17/05/2019
7 Marilyne Le 17/05/2019
Ne t'en fais pas pour le " mal écrit " , je ne fais souvent pas mieux quand je suis sur ma tablette ( et dans le train ).
8 krol Le 17/05/2019
9 Kathel Le 17/05/2019
Bref, je n'ai aucun doute que celui-ci me plaira, je ne suis pas trop pressée toutefois...
10 Dominique Le 18/05/2019
je ne peux que confirmer tout ton billet et je note en passant le n° de L'histoire toujours intéressant
une oeuvre magistrale et salutaire et qui fait sonner bien des souvenirs chez nous aussi
11 Anne Le 18/05/2019
12 Marilyne Le 18/05/2019
@ Kathel : je m'en souviens aussi puisque c'est ton billet qui m'a convaincue :-D. Tu n'es pas trop pressée, c'est que tu es plus raisonnable que moi...
@ Dominique : je vous rejoins, son meilleur roman. Et qui dit beaucoup sur l'Europe aussi, oui. Ce numéro du magazine Histoire collection est très bien fait.
@ Anne : je crois que les avis sont unanimes. La sortie poche te laisse un délai :)
13 Lili Le 19/05/2019
14 Saxaoul Le 19/05/2019
15 CecileSBlog Le 20/05/2019
16 Marilyne Le 20/05/2019
@ Saxaoul : une grande première alors, parce que il s'agit du plus grand roman de l'auteure, sans aucun doute.
@ CécileSBlog : tu peux le souligner. Contente que mon billet confirme. Avec ce type de lecture, je crains toujours de ne pas être claire ( sans raconter )
17 Annie Le 25/05/2019
18 Marilyne Le 25/05/2019