Canal Mussolini - Antonio Pennachi
- Editions Liana Levi 2012 - Collection Piccolo 2019 -
- Traduit de l'italien par Nathalie Bauer -
Les Peruzzi: dix-sept frères et soeurs, une tribu. Des paysans sans terre, tendance marxiste, à la tête dure et au sang chaud. Parce qu’un certain Benito Mussolini est un ami de la famille, ils abandonnent le rouge pour le noir. En 1932, avec trente mille autres affamés, ils émigrent dans les marais Pontins, au sud de Rome, où démarre le chantier le plus spectaculaire de la dictature. Huit ans sont nécessaires pour creuser un gigantesque canal, assécher sept cents kilomètres carrés de bourbiers infestés de moustiques et bâtir des villes nouvelles. Enfin, les Peruzzi deviennent propriétaires de leurs domaines. Mais tandis que l’histoire emporte les aînés dans le tourbillon des conquêtes coloniales et de la Seconde Guerre mondiale, au Canal, les abeilles d’Armida, l’ensorcelante femme de Pericle, prédisent un sombre avenir.
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Si vous vous intéressez à l'histoire italienne, je ne peux que vous recommander ce copieux roman. Il vous faudra aussi en apprécier le ton, décalé, marginal, parfois dérangeant. Mais c'est en cela aussi que ce roman accroche, du moins que j'ai été totalement accrochée.
Il s'agit à la fois d'une saga familiale, d'un roman picaresque, d'un roman historique et social. Il nous raconte la famille Peruzzi, des grands-parents aux petits-enfants, du début au milieu du XXème siècle, période des grands mouvements populaires et du fascisme.
Le parti-pris narratif tout comme le style ne font pas dans le politiquement correct, ils sont plutôt hardis, peuvent paraître déconcertants. Bref, la famille Peruzzi est fasciste. Mais nous ne lisons pas vraiment une histoire politique. Ce que raconte ce roman, c'est la politique à hauteur d'hommes de la terre, rien de théorique. Quant à l'écriture, elle le confirme, usant d'une forme de patois dans les dialogues, de langue orale ( de l'art de la traduction ) parfois crue, de répétitions souvent. Un narrateur raconte, interpelle son interlocuteur, revient en arrière pour développer ou préciser un épisode, anticipe un peu, commente l'actualité ( les années Berlusconi, les divisions politiques, l'immigration, les pouvoirs politiques et religieux de tout temps ), en miroir des souvenirs qu'il relate; les souvenirs tels que ses oncles les lui ont transmis.
" ... je ne suis pas là pour vous dire qui avait raison et qui avait tort. Je vous dis juste comment les événements se sont produits et comment - à chaque fois - ma famille a réagi. Je ne sais même pas qui avait raison, vous n'avez qu'à juger vous-même. [... ] je n'ai pas la prétention de vous raconter la vérité de Dieu, la vérité parfaite et absolue qu'il est le seul à connaître. Je vous raconte la vérité des Peruzzi. "
Il y a de la dérision sur ces pages, un pittoresque pragmatique, de l'ironie et une tendresse folle, un souffle de provocation férocement réaliste.
" Le problème, c'était que nous autres qui nous battions pour un monde d'égaux n'étions pas tous égaux. Un vrai bordel. Il y avait les syndicalismes révolutionnaires et les syndicalistes normaux des Chambres du travail, et il y avait des différences entre confédération, ligues, socialistes, républicains, anarchistes, réformistes, un tas de différences que je suis incapable de vous expliquer car je ne les connais même pas. Plus ou moins comme la gauche d'aujourd'hui. "
" Certes, tous ces gens-là étaient fascistes et aux ordres du Duce, mais comme vous le savez, il y a eu fascisme et fascisme; surtout nous étions en Italie, où tous les habitants sont les fils de Rome, de Romulus et Remus. Et si eux, frères jumaux, se sont disputés, imaginez un peu ceux qui n'étaient même pas cousins. "
En trois parties sans chapitre, ce roman nous raconte la vie italienne prolétaire de la première moitié du XXème siècle. Les Peruzzi sont paysans, métayers, ils n'aspirent qu'à posséder leurs terres et leurs bêtes, de pouvoir en vivre. Il est plus question dans ce récit de lutte des classes que de fascisme. Le fascisme est national. Celui des Peruzzi ambigu. C'est de l'ordre de l'intérêt familial, de la compréhension et de la volonté des possibles et de changement plus que de l'idéologie. Ils sont travailleurs malgré " la fureur qui est le lot de la famille ", ils sont patriotes, bien qu'ils soient d'abord de Vénétie avant d'être italien. Ce n'est pas une histoire de conquérants.
Dans la première partie, c'est la plaine du Pô, le renvoi et la ruine, les années entre rouge et noir avec les camarades Mussolini et Rossoni, le syndicalisme, le populisme, les meetings, la prison ( " Souvent, nous lisions dans l'Avanti ! : Le camarade Rossoni a parlé ici et là, la foule l'a ovationné, la police a porté plainte. " ). Il y a le Roi, les nobles, les bourgeois, les propriétaires terriens, et puis les Rouges, les Noirs, les curés et la ligue blanche du secours mutuel catholique.
" La faim. C'est à cause de la faim que nous sommes partis. Et pour quelle autre raison, je vous le demande ? C'était notre village. Pourquoi l'aurions-nous quitté ? Nous y avions toujours vécu et toute notre famille y habitait. Nous connaissions le moindre de ses recoins et la moindre pensée de nos voisins. La moindre plante. Le moindre canal. Jamais nous ne serions venue autrement. Nous avons été chassés, voilà la vérité. " ( premières lignes du roman ).
Dans la seconde partie, plus politique, c'est l'exil dans les marais Pontins ( " Ce fut un exode. Trente mille personnes en l'espace de trois ans - dix mille par an - parties du Nord ") , les relations difficiles avec les " locaux ", une langue différente et le mépris de ces gens du Nord pour les populations du Sud; ce sont les grands travaux et l'expansion de cette région, malaria et Imperium. " Terre nouvelle, vie nouvelle ".
La troisième partie nous entraîne dans la Seconde Guerre Mondiale.
La famille Peruzzi traverse fatalement tous les événements de ce demi-siècle, tout y passe, les réformes, la conquête coloniale, les meetings, la guerre d'Espagne, la milice et les ministères, les discours et les inaugurations, tout ça leur revient, en échos et/ou en direct. Notre narrateur raconte l'histoire de sa famille, comme en devoir de mémoire, comme en légende, revendiquant " les raisons " de chacun, pointant des situations contemporaines.
Ce roman est passionnant, et malgré le propos qui ne l'est pas, c'est terrible, la lecture en est réjouissante, drôle, émouvante, autant qu'intéressante.
En dernière phrase, nous découvrons le nom et la fonction du narrateur, pas de révélations mais un sourire qui clôt parfaitement ce roman.
Canal Mussolini, d'inspiration autobiographique, a obtenu le Prix Strega 2010 en Italie. Traduit en français aux éditions Liana Levi, il est complété d'un glossaire des noms propres ainsi que d'une chronologie succinte.
" Nous tous qui vivons dans l'Agro pontin - pas seulement les Peruzzi - y avons été attirés parce que nous étions des sans-terre en haillons, aussi déshérités que les émigrés qui peuplèrent l'Amérique et l'Australie. Ici, en fin de compte, les riches ne sont que des parvenus, des fils d'exilés en guenilles qui sentent leurs guenilles les démanger [...]. Au lieu d'être fiers, ils en ont honte. [...] Mais de quoi ont-ils honte, je vous le demande ? Le premier représentant de la maison de Savoie devait être, lui aussi, un bandit de grand chemin. Et le dernier chante au festival de Sanremo. "
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Commentaires
1 Ingannmic Le 31/10/2019
marilire Le 02/11/2019
2 Martine Le 01/11/2019
marilire Le 02/11/2019
3 Dominique Le 01/11/2019
marilire Le 02/11/2019
4 Cleanthe Le 02/11/2019
marilire Le 03/11/2019
5 niki Le 02/11/2019
marilire Le 03/11/2019
6 Annie Le 07/11/2019
marilire Le 12/11/2019
7 Alys Le 09/11/2019
marilire Le 12/11/2019