Ballade pour Georg Henig - Victor Paskov
- Editions de l'Aube - 2021 -
- Traduit du bulgare par Marie Vrinat -
Dans la chambre, des ombres se profilent, mais je ne vois pas celle de Georg Henig. Jamais je n'ai ressenti la solitude aussi intensément.
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Ce roman est un récit d'enfance, d'une enfance difficile et pourtant enchantée dans un quartier pauvre de Sofia durant la période totalitaire des années 50. Victor, notre narrateur, se souvient. Il se souvient d'un vieil homme luthier, un maître tchèque abandonné, Georg Henig. Ce maître, malgré ses douleurs, malgré sa syntaxe approximative, lui donnera beaucoup - entre espoir et désespoir, lui rappelant qu'il est " le roi Victor " en devenir, lui parlant d'amour, de respect, de foi.
Mélancolique, le récit est à la fois dur et délicat, poignant et pitoyable, violent par la sombre misère - économique, humaine -, extra-ordinaire par cette relation entre le vieil homme et l'enfant, cette personnalité du luthier qui transcende la désolation du quotidien, sa médiocrité.
La musique, le don de soi, est au coeur de ce roman, le coeur battant. Victor est fils de musicien, il joue lui-même du violon. Il se dévoile sur les pages une véritable " spiritualité ", une leçon de vie ou une magie peut-être, qui évade, qui libère, de la déchéance, des bassesses et de la crasse. Une miséricorde.
Logé au fond d'une cave, le vieux maître attend la mort, discutant avec " les Ombres ", tous ses disparus qu'il a hâte maintenant de rejoindre. Tandis que le père du narrateur délaisse la musique pour la fabrication d'un buffet, projet personnel en défi - le buffet symbole même d'une certaine aisance, de la possibilité de l'atteindre par ses propres moyens, d'une dignité - l'enfant partage l'attente avec Georg Henig, l'observant, écoutant ses histoires, prenant soin de lui; comme un membre de sa famille, comme un maître. En filigranne, le narrateur nous raconte ce " sous-prolétariat ", les voisins dans son immeuble.
" Poussé vers la folie par la pauvreté, ulcéré dans sa fierté, atteint dans sa virilité, il se mit à fabriquer un buffet. Je vous le demande, alors : si la pauvreté n'est pas un vice, qu'est-ce que c'est ?
Tel un mauvais génie, ce buffet trône et jaunit à la maison, monument érigé à la pauvreté. Jamais je ne m'en débarasserai ! Je passe chaque jour devant lui, je le méprise de tout mon être, mais je continuerai à le faire briller avec de l'eau tiède et un chiffon de laine, a resserrer ses vis rouillées et à les remplacer, à huiler ses portes pour empêcher la vieillesse de les faire grincer, à le flatter, à m'incliner devant lui, à le glorifier, à le guetter la nuit du coin de l'oeil, à lui chuchoter des mots doux, à veiller sur lui comme un garde-malade.
Et un jour, lorsque je serai élevé spirituellement, lorsque je sentirai que je suis dans mon droit, je prendrai une hache et j'en ferai du petit bois. Je le tuerai sans pitié. "
Ce roman, au-delà du thème de cette misère et de la transmission, chante l'Art, la passion de l'art, un art de vivre aussi. Les descriptions du violon, de sa fabrication, de son langage, de la musique, sont magnifiques. L'écriture se fait sensuelle, les couleurs, les odeurs, les courbes, les caresses; poétique parfois, suivant les saisons. L'instrument est plus vivant que certains personnages. Le luthier parle au bois, avec les mots, avec les mains. Il donne vie, cette vie là qui a un sens, une résonnance.
" Dans l'étui, une créature incroyablement belle brillait de ses feux roux; on aurait dit qu'un son argentin en sortait et qu'elle nous suppliait de ne pas la toucher. [...] Un parfum de prince en émanait : c'était le violon de Georg Yossif Henig. C'était ma première rencontre avec lui. "
A quatre-vingt-dix ans, pourtant physiquement très diminué, Georg Henig reprend ses outils légués par son père, sort de la caisse du bois centenaire, pour une oeuvre toute personnelle, une création unique, un violon pour Dieu.
" Georg Henig était entré en transe. Ses mouvements étaient sûrs et alertes. Quand je me regardais de côté, j'avais l'impression que quelqu'un lui dictait sa conduite, tant son regard était hébété, ses gestes précis, son visage étrangement éclairé par une lumière intérieure. Durant ces jours, Georg Henig appartenait à un autre monde. Je suis certain qu'il s'y sentait infiniment plus heureux. [...] ce vieillard mettait la dernière main à son violon, loin de ce monde chaotique, tenant à peine sur ses jambes, sourd à tout et à tous. "
Malgré quelques longueurs - léger bémol - un roman vibrant.
En postface, la traductrice nous présente l'auteur, Victor Paskov ( 1949 - 2009 ), lui-même issu d'une famille de musiciens, auteurs de nouvelles, de scénarios, de romans.
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- Le billet de Patrice, celui de Passage à l'Est , sur les pages de laquelle j'ai appris la réédition de ce roman aux éditions de l'Aube. J'ai relu avec grand plaisir un titre publié par cet éditeur trop confidentiel.
- Participation au mois de l'Europe de l'Est -
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Commentaires
1 A_girl_from_earth Le 16/03/2022
marilire Le 16/03/2022
2 Patrice Le 16/03/2022
marilire Le 18/03/2022
3 Lilly Le 16/03/2022
marilire Le 18/03/2022
4 Passage à l'Est! Le 23/04/2022
marilire Le 24/04/2022