Trouble - Jeroen Olyslaegers
- La cosmopolite - Stock - 2019 -
- Traduit du néerlandais ( Belgique ) par Françoise Antoine -
Anvers, 1940. Wilfried Wils, 22 ans, a l’âme d’un poète et l’uniforme d’un policier. Tandis qu’Anvers résonne sous les bottes de l’occupant, il fréquente aussi bien Lode, farouche résistant et frère de la belle Yvette, que Barbiche Teigneuse, collaborateur de la première heure. Incapable de choisir un camp, il traverse la guerre mû par une seule ambition : survivre. Soixante ans plus tard, il devra en payer le prix.
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Voici un excellent roman, un roman qui laisse des traces, qui m'a accrochée par son ton, par son style; un roman qui porte bien son titre. On pourrait doter de pluriel ce Trouble.
Il s'agit d'un récit dans le récit, un récit de souvenir. Un vieil homme en rupture avec sa famille écrit ses souvenirs à un arrière petit-fils inconnu, revenant sur les années d'Occupation de la Belgique durant la Seconde Guerre Mondiale, égrenant au fil des pages des souvenirs familiaux plus tardifs.
Wilfried Wils était dans une situation complexe durant ces années 40 parce qu'il était un jeune policier, donc dépendant des ordres de l'armée d'occupation.
" J'ai accepté un piston afin d'échapper au service du travail obligatoire imposé par les Allemands. Tu la sens venir, l'ambiguïté ? . Un jeune gars devient flic pour ne pas être transféré comme travailleur vers l'Allemagne; et une fois flic, il aide à coffrer ceux qui tentent d'échapper à ce même service du travail obligatoire. Mais bien entendu, dans le cas de la famille Lizke et de leurs congénères, il ne s'agissait pas de travail. "
C'est ce que raconte ce roman, l'ambiguité, la complexité, des situations, des personnes aussi. Pas de noir et blanc, du gris, tout le gris, de la période, de la ville. Evidemment, il y a d'immondes salauds, peut-être des héros également, mais ce n'est pas le sujet. Ce sujet, il est sans concession, sans complaisance, c'est en cela que le gris vire au sombre.
" La représentation est tout. Au commencement n'était pas le Verbe, et certainement pas celui de Dieu. Au commencement était la représentation des ténèbres, n'oublie pas ça. "
Le roman se déroule à Anvers, ville du diamant. Sur les pages, c'est également une histoire de l'antisémitisme entretenu et de l'occupation de la Belgique.
" Avant la guerre, déjà, il y avait des prises de bec à ce propos. Les gens se plaignaient constamment de cet ami des juifs qui leur servait de bourgmestre et qui tolérait que nos parcs soient envahis. Comment a-t-il pu permettre, criaient-ils, que cette canaille étrangère trouve refuge dans cette ville ? Est-ce que ça s'appelle encore démocratie, ou solderie serait-il un terme plus juste ? Car derrière toute chose ici brille l'éclat de la " petite pierre ", la petite pierre du diamant, et chaque piocheur, tailleur ou limeur est un étranger qui vient dégrader notre ville, souvent après avoir fui un pays où sa comédie ne prend plus. "
Wilfried Wils observe, constate. Il est à la fois un personnage étrange tant il est difficile à situer, sans être un opportuniste ( il défend sa vie, il ne cherche pas l'intérêt ), ni un indifférent ni un cynique ( il ressent trop d'émotions, de colère, de rancoeur ), et un personnage banal, dans le sens où il répond aux événements de cette période difficile sans éclat particulier, alors que parfois il s'engage mais sans mettre le mot Résistance dessus. Il réagit plutôt aux demandes des gens qu'il fréquente. C'est là que le récit est fort, édifiant, parce qu'il n'y a pas de démonstration, de grandes idées; fort et édifiant par le jeu des interactions et de toutes les questions sans réponse, comme celle-ci : cette famille qui cache un homme juif, est-ce par humanité ou pour les diamants en paiement ?
Ce narrateur s'interroge. Il interroge notre relation aux autres et aux circonstances. Naviguant en eaux troubles, sans repère ni destination, il (s')interroge sur les limites d'une certaine norme, sur ce qu'est ( être ) " un salaud potentiel [...] encouragé tout à coup par ceux qui ont les rênes en main, ceux dont tu joues le jeu, que tu le veuilles ou non ". Wilfried reconnait ces circonstances, même s'il ne les considère pas comme atténuantes, il reconnait aussi l'hypocrisie, il ne fait pas dans le politiquement correct, c'est le cas de le dire, ce personnage nous interpelle, au sens propre comme au sens figuré.
- " Quand une ville est occupée par d'autres maîtres, d'autres coutumes, c'est la même chose. Le choc initial passé, la plupart des gens veulent faire le plus vite possible comme si c'était normal, comme si la vie continuait et qu'il fallait s'adapter, ainsi que le me disait le père de Lode. Continue ce que tu étais en train de faire, et le reste suivra naturellement. Les drapeaux en ville, tous ces uniformes et les cafés remplis de soldats... tout est normal. La soif de normalité, tu pouvais presque la palper en ce temps-là, et la capacité de l'homme est inimaginable. [...] Ce qu'on considérait jadis comme la loi est à présent remplacé par des accords tacites, des magouilles et, çà et là, un risque calculé des deux côtés. Chacun évalue son avantage, pèse le pour et le contre. Celui qui trouve ça déshonorant perd. Celui qui hausse les épaules apprendra. "
- " Maintenant, des frissons nous parcourent l'échine à la lecture de feuillets dont les auteurs risquent leur vie à les écrire. Des années à l'avance, la peur a été mise en scène dans des films et des livres, comme un appel à incarner cette ville occupée, où la peur est devenue la norme et le reste aussi. "
Il est plutôt distant, pas forcément naïf mais un peu ailleurs malgré sa profession qui le place terriblement au plus noir des évènements. Il est double, doublement double - double pour les autres, traitre pour tous et double en lui-même - car il se sent différent, pas Wilfried mais Angelo, le nom de plume, le poète. Il ne se reconnait pas dans sa famille, dans sa société non plus. En filigranne de ce roman, ce sont les affres de l'écriture, mettre les mots sur le vécu, sur les puissantes émotions du vécu, la violence toujours latente du vécu.
Pour illustrer ce roman, une toile de Brueghel exposé au musée Mayer Van den Bergh d'Anvers, une toile sur laquelle Wilfried Wils revient.
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- Dulle Griet ( Margot la folle ) - Brueghel l'Ancien - 1562 -
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- Participation au mois belge organisé par Anne -
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Commentaires
1 Ingannmic Le 27/04/2019
2 Marilyne Le 27/04/2019
3 maggie Le 27/04/2019
4 Kathel Le 27/04/2019
5 Anne Le 27/04/2019
6 Marilyne Le 27/04/2019
@ Kathel : c'est certain que tout le récit interpelle et avec brio.
@ Anne : merci de m'avoir tentée :) Beaucoup aimé aussi, je ne l'ai pas lâché.
7 krol Le 27/04/2019
8 Aifelle Le 28/04/2019
9 keisha Le 28/04/2019
10 Dominique Le 28/04/2019
11 Annie Le 30/04/2019
Merci Maryline.
12 Lili Le 01/05/2019